Book de KaliAutres textes et poèmes : Apocalypse 2031

Apocalypse 2031


« Élisabeth, je me souviens. »

Je me souviens de tout.

Tu avais trois ans jolie Izy. Je me souviens de ce petit garçon turbulent qui jouait dehors en cette après midi de décembre. Il regarde le ciel. Les minuscules flocons descendent lentement vers le sol. Dans cette chute vertigineuse ils tournoient, indolents, inexorablement depuis les hauteurs jusque sur la terre. Ils touchent le sol doucement, sans un son puis s'effacent, éphémères. Les cieux blancs se reflètent dans ses yeux bleus et de sa bouche sortent des nébuleuses de vapeur dans l'air cristallin.
Nous sommes le jour de noël de l'année 2006 et ce gamin a huit ans. Il tourne comme une toupie les yeux en l'air et la bouche ouverte. Les flocons froids tombent sur son visage et fondent vite sur sa langue. Il fait froid mais ce n'est pas grave, malgré son nez rouge et ses yeux qui piquent, il est heureux. Il essuie le bout de son nez avec le revers de la manche de son blouson et renifle. Il se penche puis fait une boule bien modelée avec la neige qu'il ramasse sur l'herbe gelée. Le bonhomme de neige est presque prêt. Le gosse le regarde et il parait satisfait. « On dirait qu'il va se mettre à parler. »  Pense t'il.
La neige recouvre le petit jardin de cette maison dans la banlieue londonienne. Le vert de l'herbe grasse a laissé place au manteau glacé et immaculé de l'hiver. Une voix claire appelle depuis l'intérieur. "Dane ? Viens vite c'est prêt ". Le gamin cesse de rêvasser dans les étoiles glacées qui descendent des nuages, il cligne des yeux et s'essuie le bout du nez du revers de la manche de son manteau d'hiver. Le soleil l'éblouit et c'est en plissant des yeux qu'il ajoute la touche finale à son chef-d'œuvre. Ce petit caillou plat sera parfait pour terminer le bonhomme de neige. Il époussette ses moufles de laine rouge d'un geste énergique et fini par rentrer dans la maison chaleureuse et accueillante, attiré par l'odeur des gâteaux qui cuisent dans le four. « Izy a déjà goûté. » Dis maman. Tu es déjà attablée et bois un bon chocolat chaud, tu as du lait plein la frimousse et tu souris de ton incisive manquante.

Ah! Izy, tu étais bien jeune alors. Te souviens-tu que tu t'es endormie sur le divan cette nuit là, pendant que ton frère guettait en sentinelle le fameux père noël ? Te souviens-tu Izy, de l'odeur des gâteaux ? Du goût du chocolat chaud ?

Je me souviens, moi, Izy, de tes yeux pleins de larmes lorsqu'il t'a quittée. Tu avais seize ans petite Izy et je me souviens de la fierté avec laquelle tu retenais tes larmes. Le nez en l'air, les lèvres pincées mais les yeux si rouges qu'il était impossible de douter de ta peine. Tu criais que tu n'en avais rien à faire, qu'il n'était qu'un minable et qu'il ne te méritait pas. Et l'instant d'après, tes larmes ne cessaient de couler à travers tes phrases entrecoupées. « Je ne pourrais plus jamais vivre sans lui ! » Avais-tu sangloté tes cheveux dans les yeux, les mains de ton frère dans tes cheveux.
Ces yeux humides dans l'air de décembre lui disaient combien tu étais malheureuse. Je me souviens qu'il a reçu un coup de téléphone lui demandant de venir vite te chercher au lycée. Il est monté dans sa voiture, une vieille bagnole qui ne valait rien mais qui roulait encore. Il l'avait achetée d'occasion pour une bouchée de pain à un voisin trop vieux pour la conduire. Il t'a trouvée sur le pont, respirant l'air du soir et regardant la circulation avec les yeux grands ouverts et l'air perdu. Tu guettais sa voiture. Tes larmes avaient gelées sur le bout de ton nez et ce vingt-quatre décembre 2019 promettait d'être long pour toi. Il t'a prise dans ses bras et tu lui as dit que ce garçon t'avait brisé le cœur.  Il t'a dis que non, que ton petit cœur avait juste pris un coup de froid et qu'un bon chocolat chaud le réchaufferait sûrement.  Il t'a emmenée au café où vous alliez souvent et t'a offert tout ce que tu voulais, puis il t'a fait rire avant de te conduire au cinéma. Il ne neigeait pas cette année là, mais le gel avait envahis les rues et vous riiez en glissant sur les trottoirs devenus de véritables patinoires. Les luminaires brillaient de tous leurs éclats dans la ville et la recouvraient de rouge et d'or couleur de feu.
Vous êtes rentrés tard et avez manqué le dîner de noël. Papa et maman ont râlé, tu te souviens ? Je souris Izy. Et ma main caresse tes cheveux. Tu te souviens de cette soirée ? Ton frère n'a jamais oublié le regard que tu as eu pour lui quand tu t'es jetée dans ses bras. Il a déployé des trésors d'imagination pour te faire retrouver le sourire. Car à ses yeux, rien n'était plus précieux que ce sourire.

Tu te souviens Izy, de la chaleur des bras de ton frère ? De l'odeur de sa sécurité quand tu venais pleurer tes amours d'adolescente. Il venait réchauffer ce petit cœur meurtri. Tu avais seize ans et lui était un jeune homme bientôt fiancé.

Je me souviens de ce soir de noël de l'année 2024, jolie Izy, tu avais vingt et un ans. Dane est venu frapper à la porte de ton petit studio d'étudiante. Sa femme l'avait mis dehors et tu lui as ouvert grand la porte de ton royaume d'une pièce. Il a crié sa rage et a pleuré beaucoup ce soir là. Il a tenté de téléphoner à sa femme plusieurs fois mais elle refusait de décrocher, alors il a jeté son téléphone par la fenêtre de rage. Tu ne l'avais jamais vu comme ça. Ton frère qui avait toujours était le héros inébranlable de tes contes n'était en fait qu'un homme comme les autres,  avec ces faiblesses. Tu as décidé de prendre les choses en main.
Tu n'étais pas rentrée chez vos parents pour le réveillon car la neige bloquait les voies de trains. Tu as poussé la pile de vêtements dans un coin, écarté la table basse et posé un matelas par terre. Tu étais si fière d'accueillir ton frère et de lui dire, un sourire magnifique aux lèvres : « On va commandé des pizza, tu vas voir on va se faire notre réveillon à nous ! » Il avait des yeux pleins de larmes lorsque tu as doucement déposé entre ses mains la tasse de chocolat chaud que tu venais de préparer. Ce fut le meilleur qu'il ait jamais bu. Et c'était au tour de ton frère de trouver le réconfort auprès de toi.

Je me souviens, moi. Je regarde le ciel. Ce soir ce n'est pas de la neige qui plonge vers le sol inexorablement dans ce ciel flamboyant au dessus de Londres. Il est plus de minuit et l'on y voit comme en plein jour ! Londres brûle, Londres brûle depuis quatre ans. Nous sommes en 2031, le vingt-quatre décembre et il fait une chaleur étouffante.
Te souviens-tu, Izy de ces histoires que ton frère te racontait peuplées de dragons et de démons ? Et bien ce n'est plus un conte ma belle Izy. Les démons sont sur la Terre et nul ne sait d'où ils viennent exactement, ni comment ils ont traversé. Je ne suis pas croyant Izy, tu le sais bien, mais j'avoue qu'ici c'est vraiment l'apocalypse. Littéralement... Je suppose que c'est mieux que tu sois partie. J'essuie les larmes qui coulent de mes yeux bleus avec le revers de la manche de ma manche, et je renifle…

Tu te souviens Izy, il y a quatre ans, lorsqu'ils ont ouvert les Portes ? Lorsque les hordes de créatures ont fondu sur nous depuis ces gueules béantes ? Ce jour là j'étais là une fois encore ; tout comme ce soir de décembre sur le pont de pierre où tu attendais désespérément l'arrivée de ma voiture. Oui... Tu t'en souviens... Tu as été très forte, les premiers temps ont été durs… Très durs. Il y a eu la panique, les émeutes, la faim, les cris, tous ces morts… Nous avons guetté, comme lorsque nous étions enfants au pied du sapin. Mais les légendes que nous fuyions sortaient du pire des cauchemars. Les portails dimensionnels nous ont apporté l'horreur. L'odeur du chocolat chaud que l'on buvait dans les cafés et des gâteaux de maman, a laissé place à celle du sang et des cadavres brûlés depuis ce qui nous semble être une éternité. Depuis ce que l'humanité appelle « La Grande Brèche ». Vois comme le ciel est rouge, bien plus coloré qu'avec tous les luminaires du monde !

Ô Izy, je te serre contre moi comme ce soir de noël sur le pont couvert de givre. Mais ton visage figé comme la glace me regarde fixement... « C'est pas grave Dane. » Tu as dis. Ô Izy ma petite sœur, je serre contre moi ton corps inerte. Tes cheveux sentent le souffre et la poudre. Je suis désolé Izy, je n'ai pas été là, durant une seconde… Une seule seconde ! Tu te battais et tu m'as regardé dans les yeux un instant et tu es tombée, comme un petit flocon… Pardonne moi Izy ! « C'est pas grave Dane. » As-tu dis avec ce sourire que j'aime tant. Puis ta main a caressé ma joue et est retombée lourdement sur le sol. Immobile et molle…
Je me souviendrai Izy...
Combien de fois t'es-tu blottie dans mes bras en priant pour que les bêtes disparaissent et pour que l'on revienne à ce soir de ton adolescence ? Te souviens-tu Izy, des larmes que tu avais versées dans mes bras ce soir là ? Moi je me souviens. Et ce soir c'est sur ton corps que les miennes roulent dans la poussière de Londres. Tes cheveux sentent le souffre et la cendre mais l'odeur de ta peau est toujours restée la même que lorsque nous étions gamins. Ce soir la cendre recouvre les décombres du fameux pont du centre londonien.

Je lève les yeux au ciel… « Peut être que c'est mieux que tu sois partie. » Cette phrase tournoie dans ma tête comme un flocon de neige qui dégringole. De ma gorge ne sortent que des élucubrations désordonnées. Je voudrais te dire au revoir, te dire que tu va me manquer, que je vais tout arranger, te dire que je vais t'emmener au café boire un chocolat chaud ! Je serre les dents et je serre ton corps en serrant les poings… J'ai beau me dire « Dane, dégage de là, c'est qu'un mort de plus parmi des milliers d'autres ! Bouge t'es qu'un mort en sursis !» J' bouge pas… J'y arrive pas…  Je me suis préparé Izy, j'te jure que je me suis préparé ! Mais tes grands yeux bleus ouverts sur le ciel rouge de feu me transpercent de part en part.
Je les aperçois. Là au bout du pont, un groupe de sept… Ces créatures démoniaques vont payer j'te l'jure Izy chérie !

Je pose délicatement ton corps dans la poussière sur les décombres. Les silhouettes sombres et massives se découpent sur le ciel de sang. Je vais y rester Izy… Je passe ma main sur tes yeux qui se ferment sous mes doigts. Tu es belle Izy. Je sens monter un moi une rage bestiale. J'ai le sentiment qu'un silence terrible pèse sur Londres comme une chape au dessus des cris et des explosions. Les silhouettes se rapprochent d'un pas lourd, j'aperçois d'ici leurs yeux luisants. Je me relève, j'essuie le sang sur mon visage d'un revers de ma mitaine de cuir et je renifle.
Je vois leurs faces monstrueuses et difformes se dessiner au travers des flots de cendres. Je me redresse, je change les chargeurs de mes armes, les cliquetis de mes flingues résonnent dans mon crâne, j'ai la sensation qu'il va exploser ! J'entends d'ici les grognements de ces bêtes immondes. J'avance. Un pas, puis l'autre. Un pas, puis l'autre… J'ai l'impression que chacun de ces pas sonne comme un glas. Il me semble que la terre va se soulever sous mes pieds. Ils m'ont vu. Je les fixe. Je lève mes flingues vers eux. Ma bouche s'ouvre dans un hurlement de rage et les flammes sortent de mes armes. Un tir, puis deux, puis c'est tout un flot qui submerge les créatures qui  ne tarderont pas à me submerger de leur nombre à leur tour. Peut importe si j'y reste Izy !

Adieu Izy et souviens toi de ces moments que nous avons passé ensemble. C'était ton dernier noël petite sœur et j'étais avec toi. Comme cette nuit où tu t'es endormie sur le divan. Comme le soir où tu attendais ma venue sur ce pont. Sur ce pont où tu es tombée, sur ce pont où je vais tombé, mais je te jure que je vais les emporter avec moi ! Mais ce soir, je ne peux pas t'emmener avec moi Izy, car ce soir je vais en enfer !

Alors au revoir , et tu vas me manquer, nous n'irons plus boire de chocolat chaud ensemble au café… Moi aussi je vais tomber… Mais Izy, ma petite, ma jolie Izy, je me souviendrai jusqu'à mon dernier souffle de tes grands yeux bleus humides dans l'air du soir.

Je t'aime Izy…