Book de KaliAutres textes et poèmes : Crashed Bones
Crashed Bones
 
Qu'est-ce que la vie ? Réel, virtuel. Où est la frontière ? Quand est-ce que ce que vous appelez « la vie » est- elle remplacée par ce que vous appelez la Matrice. Le virtuel pour certains est un fléau, une peste qui nous éloigne de notre nature et de nos origines. Pour moi c'est la vie. Qui n'a jamais rêvé de tout changer, de tout décider, de tout contrôler ? Programmer... La vie est l'ensemble des paramètres qui nous constituent et font de nous des êtres qui pensent, qui se meuvent et ont un impact sur l'univers qui les entourent. C'est pareil ici. Au dehors ils sont contraints, ils sont cloisonnés, limités ; ici je suis infini, virtuellement omnipotent et immortel. Dehors, ils sont des tas de chair en mouvement qui ne font que pulluler dans leur crasse mais ici, c'est différent, c'est autre chose. Ici les choses, les gens, contrairement à ceux de l'extérieur, sont propres, nets, purs. Et l'intelligence alors ? Qu'elle soit naturelle ou artificielle, elle est, tout simplement. Certaines même sont bien plus qu'un simple simulacre, il faut savoir les comprendre, apprendre et connaître.

Il y a un point où tout se rejoint, ou tout se confond et en ce point, chaque chose de notre monde, le réel, le virtuel et même votre propre existence, se confondent en une seule pulsation de vie et d'énergie. Je crois que je viens de passer par ce point : une zone de vide, un point blanc qui semble nous aspirer. Je ne sais pas comment j'ai atteins ce point, comment j'ai quitté mon corps ni où exactement je me suis réfugié. C'est très étrange, j'ai la sensation que je suis à un endroit où je peux contempler la totalité de mon existence d'un point de vue extérieur. Où je peux en extraire toutes les informations. Je suis libre de toute perturbation personnelle, libre de tout soucis social et libre de toute douleur. C'est comme si je m'étais déconnecté de mon propre corps pour me réfugier quelques part dans la Matrice. Comme une sauvegarde. Je peux voir mon enfance. Les bonheurs et les malheurs qui l'ont constitués. Ma mère accroc à la came, épouse d'un cadre corporatiste chez RomulusTech. J'ai peu de souvenirs de mon père qui était souvent absent. L'école et les camarades. Je suis un enfant assez autonome à cause de la situation de mes parents. Très jeune je me sens une affinité avec les machines et les processus informatiques. Je me sens à l'aise dans la Matrice.

Je peux dérouler ma vie comme une liste de répertoires à consulter. Bizarrement j'ai la sensation qu'il y a peu de contenu. Je n'ai pas vécu tant de choses que cela, et rien de très important si on regarde objectivement. Mon adolescence est des plus classique : le lycée, le sport, les filles, le sport pour les filles. Je suis un bon sprinter. Je suis un des meilleurs du lycée : 10 secondes 14 au 100m. J'ai toujours autant d'affinités avec l'informatique, d'autant que cela fait enrager mon père quand il est présent. Ma mère elle devient peu à peu un légume, elle s'éloigne doucement du mon réel. Je créé des réseaux dans la Matrice. Je m'y sens plutôt bien. Je maîtrise mon environnement, je construis et détruit ce que je veux, je joue sans frontière. Quelques hacks pour le fun et la déconne : on modifie les notes des copains et on leur trouve les sujets d'examen à l'avance qu'on échange contre des pornsens. Je deale de l'image, je deale de l'info et du pornsens entre deux compétitions d'athlétisme. J'ai du succès auprès des filles, mon caractère revêche plait et j'en profite. Ma première petite amie : Emy, mon premier implant à 14 ans, ma première fois un peu plus tard...

Je continue de suivre chaque entrée de mon point de vue éloigné sur ma propre vie. Ensuite, je suis inscrit à la fac, mais je ne vais pas en cours. Je gagne pas mal d'argent en dealant grâce à mes talents de hacker. Je suis meilleur que je ne l'étais au lycée et mes clients se diversifient. Je booste mes implants. Que de la bonne came, je suis regardant sur ce que je fourre dans mon cerveau. Tous les boulots ne sont pas forcément intéressants, les mecs pour qui je travaille non plus. Mais ce qui m'intéresse c'est le frisson, le challenge. Comme quand je coure : atteindre des records virtuels, le grand frisson matriciel ! Je m'arrête sur une image dans ma mémoire. Une femme, une asiatique aux cheveux noirs. J'ai beaucoup travaillé avec elle à partir de l'époque où j'étais à la fac. Elle a besoin d'un hacker talentueux a t'elle dit la première fois. Elle pense que j'ai du potentiel. A la même époque maman décède. À force de dope pourrave. J'ai 17 ans. L'asiatique dit qu'elle s'appelle Aurore 2.0,  elle dit qu'elle aimerait que je sois son poulain, qu'elle a des courses pour moi, des livraisons. Elle m'explique comment fonctionne le monde des ombres et me dit que je dois effectuer des recherches pour des gens qui courent les ombres... Je commence à mettre le nez dans des affaires de plus en plus sales. A chaque fois c'est un challenge d'aller plus loin et j'aime ça.

J'avance encore un peu. Je lâche la compète au profit des missions qu'elle me file. Je commence à devenir un agent de terrain - un agent de l'ombre- et Aurore 2.0 me fait confiance. Le boulot, beaucoup d'amis virtuels, quelques filles. Aurore est comme une mère pour moi, elle m'accompagne, me fournie de quoi progresser et me trouve de quoi exercer mon talent. Plus tard, Keiko, je l'aime. Je la rencontre bêtement dans un parc en faisant mon jogging. Plein d'images : son visage, son sourire, son corps... J'entends aussi son rire comme un semple qui raisonne. Une séries de photos à deux, j'ai 20 ans. Elle est belle. Japonaise, brune aux grands yeux noirs. Elle étudie, veut devenir avocate. Je tente de passer le plus de temps possible avec elle, mais je m'absente souvent, la nuit, durant des heures quand je ne suis pas dans la Matrice. Keiko se fâche souvent à propos de ça, mais ces disputes passent vite et lorsqu'on est ensemble on oublie le monde autour. Elle veut qu'on habite tous le deux mais je ne suis pas prêt.

Les images se rapprochent dans le temps. Je vois ma vie comme les séquences d'un film. Je vois notre dernière dispute. Elle veut que j'arrête, elle veut que je raccroche. Elle dit que c'est dangereux, que je vais y laisser ma peau. Je sens que Keiko a peur. Je suis persuadé de pouvoir gérer, je maîtrise, je suis discret, je suis bon, je ne risque rien. Elle pleure, elle crie, elle me soûle, je m'arrache. Il pleut dehors, Little Tokyo est jolie sous le ciel noir avec tous ces néons. Je m'en grille une sur le chemin, je réfléchie, je me dis que j'ai abusé, qu'elle a peur et qu'elle a raison. L'avant veille j'ai piraté un serveur d'une méga corporation. J'ai choppé une liste d'expériences, avec les noms des cobayes et quelques formules avec des plans de bio-chimie. J'ai refourgué ça à prix d'or à un de leurs concurrents, je pense qu'avec ça je peux raccrocher au moins un temps. Je vais rappeler Keiko, lui dire que j'arrête, lui dire qu'on va s'éclipser un moment. Mieux que ça, je vais lui dire que je veux vivre avec elle. Faut que je la vois. D'y penser je me sens bien ! Je me balade dans la Matrice pour me détendre, ça m'aide à faire le point. Au bout d'une heure je me décide à faire demi tour, à me lancer. Quelques rues plus loin ça devient louche. Je suis tout seul et y a trois mecs qui me suivent. Je sens que ça craint, je sens qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Je me dis qu'à force de traîner dans des sales trucs, je suis devenu paranoïaque. Mais très rapidement ils accélèrent le pas.

Je bifurque au hasard, je me retrouve sur un chantier, ils me suivent. Je me mets à courir et ses enfoirés font de même. Je suis rouillé, ça fait six mois que j'ai pas couru et l'un de ces trois connards est cyberboosté ! Je largue mon sac à dos et je continue de courir. Je dois éviter plusieurs obstacles. Le gars est toujours sur mes talons et me rattrape. Je crève de trouille. J'ai beau cavaler tout ce que je peux l'autre fonce. Je me vautre. J'ai mal à la cheville. J'ai du me fouler quelque chose. Je jette un œil par dessus mon épaule, les deux autres mecs ont sorti des flingues. Ma gorge me brûle et j'ai l'impression que les muscles de mes cuisses vont éclater. La douleur bat dans mes tempes et mon souffle s'amenuise. J'ai les larmes aux yeux, j'ai peur, je veux pas crever, je coure ! Le cyborg me plaque au sol et commence à me tabasser. J'essaie de me défendre mais les deux autres me fondent dessus et se joignent à la bastonnade. Poings, pieds, j'ai du mal à distinguer ce qui m'arrive. Je ferme les yeux et le goût du sang coule dans ma gorge sèche. Je suis noyé sous les chocs répétés des gorilles. Je pense aux conneries que j'ai faites dernièrement, je ne sais même pas qui sont ces mecs. Je pense à Aurore 2.0 mais surtout à Keiko.

J'ouvre les yeux allongé par terre, à demi conscient. Les gars m'expliquent qu'ils viennent de la part de quelqu'un qui n'aime pas les fouineurs... L'un me brise deux doigts à coup de pompe ! L'autre continue de causer. Je hurle de douleur. Mon corps est un vaste champ de bataille tuméfié. Je comprend rien à ce qu'ils baragouinent, ils sont l'air de se consulter, de rire et de me vanner sur la manière dont ils vont me torturer avant de me butter. Ils me bousillent tous les doigts un par un avant de danser une gigue à coups de godasses dans mes côtes et mon entre-jambes. Au bout d'un moment j'ai l'impression que tous mes os sont en petits morceaux ! L'un deux me tranche la main droite au mono filament en faisant un blague sur un hacker manchot. Je n'ai même pas eu le temps de sentir la douleur. Ces enfoirés clôturent leur danse du diable en disant « EdenCorp aime pas les ordures... T'es une ordure. Et tu sais ce qu'on en fait ? Les ordures on les met au broyeur ! » Je vomis du sang pour la troisième fois et ils me soulèvent. J'entends un bourdonnement sourd. Je me dis que c'est l'acouphène du aux coups de pieds que j'ai reçu dans la tête. Je me demande pourquoi je suis pas mort, et puis soudain je hurle à m'en déchirer les poumons. La douleur est atroce, si perçante que je crois que c'est une brûlure. L'adrénaline se répand dans mon corps. L'abominable sensation de mes jambes qui sont arrachées du reste de mon corps est indescriptible. La machine infernale avale petit à petit mes membres ! Je sens que mes jambes sont déchiquetées centimètre par centimètre ! Mon corps est déchiré, ma peau arrachée, mes os pilés ! Je sens encore une longue seconde mon corps étripé partir en lambeaux.

Je suis mort. Ce point zéro, à la fois origine et carrefours, c'est donc la fin ? Pourtant ce lieu m'est familier. Je sens la Matrice tout autour de moi. Pas de peur, pas de douleur, juste les flux de cette vie virtuelle qui pulse. Comment savoir si je suis mort, si je suis en vie, si cela est réel ou virtuel ? Qu'elle est la différence ? Et finalement quelle importance y a t-il à vouloir faire cette différence ? Je crois que je me suis déconnecté de mon corps et que je me suis sauvegardé, quelque part au cœur des données brutes et froides de la machine. Mais comment c'est possible ?

Je me réveille, j'ai la tête vide. Tout ce qui existe c'est la douleur. J'entrevois mon corps avant de replonger dans le coma. J'ai été littéralement coupé en deux. Je me dis que c'est ça l'enfer, que je suis mort. Je n'ai pas pu survivre à ça. Impossible. La douleur... Rien que la douleur, omniprésente, totale et dictatoriale. Accablante. J'ai le temps de voir que je suis relié à une machine et à tout un tas de tubes mais que je ne suis qu'un tronc ! Pourtant cette douleur tyrannique parcours de sa brûlure des membres absents ! Plus tard je me réveille à plusieurs reprises. Parfois j'ai mal, parfois je ne sens rien. Trois mois de coma intermittent. Je perds la mémoire, je perds la boule. Dix mois d'hôpital. Deux femmes viennent me rendre visite régulièrement. Deux asiatiques. L'une d'elles est Aurore, l'autre... je ne me rappelle pas. J'ai un mal de chien à retrouver mon nom. Aurore 2.0 me réapprend à parler, à manger et toutes ses choses élémentaires... Au fur et à mesure on me reconstruit. Une main droite, un poignet, un avant bras, trois doigts à gauche, deux jambes, trois vertèbres, une paire de hanches, une vessie, un estomac, un foie, un pancréas, deux reins, huit mètres d'intestin... Je suis un putain de toaster ! Aurore a déboursé près de 200 000 Crédits pour sauver ma carcasse.

Je regarde mon nouveau moi sans plus de perplexité que si j'avais toujours été en dehors de moi même. Je me regarde comme une machine efficace mais je sais, de manière analytique qu'il me manque quelque chose d'essentiel sans pouvoir le comprendre ni l'aborder. Fini le sport, les filles... Je sais que ça devrait me gêner, mais je ne sens rien. Comme si une partie de ma mémoire avait été écrasée, remplacée ou reléguée dans une zone de stockage lointaine et inaccessible. Et si je me souvenais que j'avais « vécu », que j'avais jouis de la vie et du reste, que j'avais aimé... Les choses seraient-elles plus supportables ou deviendraient-elle abominablement insupportables et atroces ? Si je me souvenais seulement de ce que c'est que « ressentir » de vrais émotions, profondes ? Les seules qui me sont accessibles et encore accordées sont les émotions fabriquées, encodées mais réelles, de la Matrice. Elles sont devenues ma seule réalité car pour moi, le monde de dehors, le monde du réel comme vous dites, est terriblement fade. Dans mon monde, je vais où je veux, je fais ce que je veux, dans votre monde, je suis juste un grille pain de luxe.