Book de KaliAutres textes et poèmes : Aujourd'hui
La violence sucrée de l'imaginaire console tant bien que mal de la violence amère du réel.   [Roland Topor]

Aujourd'hui j'ai croisé un homme. Et il me ressemble.


Nous nous sommes croisée, tangents, marchant à la même allure, avec le même port. Je l'ai remarqué parce que j'ai reconnu son aura. Un animal mystérieux au pelage noir et court, fiancé aux ténèbres... Comme moi.

Simple, direct, avançant tout droit. Il portait un jean noir et un t-shirt noir... Comme moi.

Des chaussures sans fioritures, noires, et quelques bijoux qui expriment le brin de fantaisies qu'on crée quand elle manque dans notre vie et que le réel nous déçoit... Comme moi.

Sa démarche raide et fière l'emporte droit devant, faisant fi des autres âmes, médiocres parasites qui brouillent à peine son chemin... Comme moi.

Il a senti ma présence et m'a reconnue, comme j'ai reconnu son aura. Et dans notre élan aigris, fière fuite en avant de misanthropes peu habitués à la lumière ; il laissait sur les pavés, en vidant son âme sur le sol, une trace de sang invisible... Comme moi.

Mes yeux verts, les vitres de ses lunettes, ses yeux noirs, mes verres noirs ne se sont pas croisés, retenus par la peur de l'autre, cet étranger qui nous ressemble, identique. A l'intérieur des siens : l'angoisse et la solitude, l'angoisse de la solitude et l'aigreur du réel... Comme moi.

Cette rencontre  a généré chez nous deux le trouble de deux  bêtes sauvages, de la même espèce, qui se reconnaissent, laissant l'empreinte du miroir de l'autre et de la solitude dans sa propre image. Cela n'a duré qu'une seule seconde mais il sait à présent qu'il a été reconnu et qu'en réalité, il refuse d'être attiré par la lumière ... Comme moi.

L'instant  de cette collision distante s'est télescopé et n'a pris qu'une seconde. Mais il l'a trouvé, en l'absence de contact et d'échos, d'une violence inouïe, sans en comprendre le sens... Comme moi.

Perplexe d'avoir été ainsi marqué par la fugacité de cet accident, il s'est retourné, confus d'avoir senti cette autre aura si familière, espérant qu'elle ne le verrait pas chercher son regard... Comme moi.

Et alors que nos chemins nous emportaient au creux de l'obscurité si chaleureuse qui nous avait révélés, et que nous connaissons ; il s'est dit qu'il devait avoir l'air usé, aigris, seul et fatigué... Comme moi.

Aujourd'hui j'ai croisé un homme. Et il me ressemble. Je suis triste pour lui qu'il me ressemble autant.